La ligne rouge
– C’est incroyable. Figure-toi que Bernard Ntuyahaga, l’assassin qui a ordonné le massacre de nos dix casques bleus au Rwanda, vient de sortir de prison. On lui a octroyé une remise de peine pour bonne conduite. Mais ce qui est encore plus hallucinant, c’est qu’il a demandé l’asile politique à la Belgique et que nos autorités sont en train d’examiner sa demande. Comment peut-on concevoir une chose pareille ? Non seulement c’est totalement injuste mais en plus, c’est un manque complet d’empathie, c’est du cynisme ou de l’amnésie. Imagine que Marine le croise dans la rue. Pierre avait 22 ans quand il est parti pour Kigali, au lendemain de leur mariage. Sa vie a été brisée et maintenant le bourreau va se promener tranquillement à côté de ses victimes. C’est insupportable. AÀ croire qu’on peut tout supporter, tout justifier, tout pardonner. Mais au nom de quoi ? Un peu de décence quand même.
– De la décence ? Tu peux trouver encore plus con débile comme remarque ? Plutôt que de t’improviser philosophe à chaque débat de société, essaye plutôt de réfléchir et trouver les mots justes. Dans ce contexte, décence tombe comme le cheveu dans la soupe. Et puis, il ne faut pas se fier aux apparences, elles sont souvent trompeuses. Crois-moi, je le sais, je connais bien ce dossier.
Bien sûr, lui, il savait toujours trouver les mots appropriés et il voyait ce que la majorité des mortels n’auraient même pas soupçonné. Il allait au fond des choses. Il savait percer les secrets, deviner les pensées, anticiper les réactions et infliger des gifles verbales. Il avait le don de lui faire comprendre que tous ses propos étaient stupides, superficiels ou au mieux insignifiants. C’est lui qui savait. Lui, il avait toujours raison et il avait toujours le dernier mot. Sur n’importe quel sujet. Et pour cause. Il était perspicace, brillantissime, et en plus, une véritable encyclopédie ambulante.
Sophie aimait le regarder. Il était grand, athlétique. Son visage n’avait pas perdu ses traits délicats et il lui paraissait toujours aussi jeune et attirant qu’autrefois. Elle portait sur lui ce regard béat et admiratif qui fait le bonheur de tous les narcissiques. Quand elle l’avait vu pour la première fois, elle l’avait trouvé beau comme un Dieu ! Et depuis elle n’avait pas changé d’avis. Elle était toujours aussi subjuguée par son charme exceptionnel. Elle se répétait qu’elle avait de la chance de devenird’être devenue sa femme. Combien d’autres l’auraient souhaité ! S’il l’avait choisie, c’était qu’elle aussi, elle devait aussi avoir quelque chose de spécial, d’unique. Sophie, qui ne se trouvait ni particulièrement belle, ni spécialement intelligente, s’en était trouvée flattée et rassurée. En effet, n’était-elle pas bien moyenne ordinaire ? C’était du moins ce que lui serinaient sa mère et sa sœur aînée, et ce que lui révélait son image dans le miroir. Mais de toute évidence, Laurent la voyait différemment. Il faut dire qu’il était exigeant et il n’était pas facile de lui plaire. Ses yeux bleus transperçaient et disséquaient ses interlocuteurs en quelques secondes, tels des rayons X, lui permettant d’en établir un portrait-robot parfait avec des caractéristiques extrêmement précises qui se révélaient d’une grande justesse. C’était incroyable. Lui, il était incroyable.
- J’espère que notre gouvernement ne lui accordera pas d’asile – Sophie reprit timidement. Ce serait une grave erreur. Tu ne crois pas ?
- Arrête de t’occuper du gouvernement. Pour qui tu te prends ? Madame la bonne conscience, madame la justice ou la porte-parole de victimes ? Si tu savais combien de choses tu ignores … Je connais ce dossier.
- Alors expliques-moi !
- Je te signale qu’il est 9 heures moins le quart. Tu risques d’être en retard.
Elle sentait que, si elle continuait la conversation, il allait la terminer comme toujours, au mieux par une moquerie, au pire par des insultes, Il fallait qu’elle accepte ce qu’il essayait de lui faire comprendre : qu’elle était trop bête, ignorante, nulle, insignifiante comme cette araignée au-dessus de leur lit. Collée au plafond, immobile, en attente. Parfois il l’essuyait avec un chiffon, d’autres fois il se contentait de l’observer et de lui laisser la vie sauve.
Catherine était déjà là. J’avais de la chance d’avoir une telle employée qui est d’ailleurs devenue ma meilleure amie. Elle venait d’ouvrir la pharmacie et comme d’habitude tout était prêt pour entamer sa une journée de 8 heures de travail ce qui pouvait paraitre long et assommant. Mais moi je ne pouvais pas me plaindre. Cette pharmacie, propriété de ma famille depuis trois générations, me permettait de bien gagner ma vie et de ne dépendre de personne. En tant que patronne, je pouvais disposer de mon temps et rentrer chez moi quand je le voulais. Mais je ne le faisais presque jamais. Ici, j’étais plus tranquille et j’avais le sentiment d’être plus « moi ». Je pouvais décrocher, pendant la journée, de ma vie au foyer et cela me faisait beaucoup de bien de me sentir utile, occupée, de voir les gens et imaginer ce qu’ils faisaient et ce qu’ils ressentaient. C’était aussi mon refuge où j’étais à l’abri des remarques critiques de Laurent, de ses analyses méthodiques et toujours justes, de son regard inquisiteur que je sentais constamment sur mon épaule tout le tempsquand j’étais à la maison.
J’avais de la chance d’avoir une bonne équipe. Je pouvais compter sur Catherine et Jérôme, tous les deux aussi compétents que responsables, sur notre stagiaire, attentif et discret et sur Marie qui venait faire le ménage en fin de journée. Au comble de la pandémie, ils s’étaient montrés toujours disponibles pour faire des heures sup quand il le fallait. La file devant la pharmacie avait été parfois très longue et l’ambiance très pesante. Pendant les premiers mois qui avaient suivi l’apparition du Covid, j’avais consacré tout mon temps à la gestion de la pharmacie où affluaient chaque jour des dizaines des personnes en quête de masques, de gel, de médicaments et de paroles rassurantes dont les gens avaient encore plus besoin. Je les distribuais généreusement sans trop y croire, mais je me sentaiscela me faisait sentir utile.
Depuis que la pandémie avait reculé, suite aux campagnes de vaccinations massives qu’on avait menées partout en Europe, les clients étaient devenus moins nombreux et on était revenu à la dynamique d’avant le Covid. Les ordonnances, les médicaments sans ordonnance, surtout des vitamines et du viagra avec et parfois quelques préparations. Plus de de files d’attente, juste une ou deux personnes par heure. On aurait dit que les gens n’en pouvaient plus d’aller à la pharmacie, qu’ils voulaient oublier au plus vite les masques chirurgicaux, les gels désinfectants ainsi que ce sentiment d’impuissance face à ce virus qu’on ne connaissait pas et qui avait causé tant de morts. J’avais vu tant de regards pleins d’angoisse et j’avais été incapable de répondre aux questions pourtant basiques mais fondamentales : combien de temps cela allait durer ? Le vaccin serait-il efficace ? N’y aurait-il pas d’effets secondaires ? On vendait des quantités inouïes d’antidépresseurs, de somnifères et de vitamines D. Tout le monde cherchait des solutions, mais le sentiment de malaise grandissait au fur et à mesure que les contraintes devenaient plus dures. Pas de sortie, pas d’école, pas de bises. Au lieu d’une vie normale, le télétravail, l’écran d’ordinateur et l’espoir d’une reprise de la vie normale qui s’estompait avec la hausse des statistiques de malades et de morts. J’admirais le calme de Laurent. Il était imperturbable. Une forteresse de sérénité au milieu d’un océan de misères. Il n’allait pas se faire vacciner. Il allait patienter pour voir les effets sur les autres. Il m’avait expliqué : « L’humanité a connu bien des pandémies au cours de son histoire et ça n’a rien d’anormal. Toute cette hystérie actuelle, le lock down et cette kyrielle de mesures ne servent à rien sauf à tuer l’économie et priver des milliers de gens de leur liberté. Il faut apprendre à vivre avec le virus comme on l’a fait avec un tas d’autres maladies. Les gens sont assez idiots. Ils suivent le berger comme des moutons. Ils ne pensent pas par eux-mêmes, ils refusent de réfléchir et ils attendent passivement qu’on pense pour eux, qu’on les protège, qu’on les distrait, qu’on les sauve. » Il était si convaincant, tellement sûr de lui-même ! Je n’étais pas d’accord avec ce qu’il disait mais je ne pouvais pas, je ne voulais pas le contredire. Il me dépassait dans tous les domaines : les connaissances, la culture générale, l’éloquence, le savoir-faire, le savoir-vivre. Inutile de discuter. J’avais de la chance d’être à ses côtés. Je pouvais tellement apprendre grâce à lui et puis je me sentais protégée, en sécurité et ça, ça n’avait pas de prix.
Enfin, une cliente entra dans la pharmacie. Ah, je ne l’avais pas reconnue tout de suite. C’était à cause de ses cheveux blancs. Comment avait-elle pu vieillir en si peu de temps ? C’était Mme Gonzales. Son mari et elle étaient de fidèles clients. Ils étaient plutôt en bonne santé mais ils avaient tout le temps peur de la perdre. Alors, par mesure de prévention, ils se procuraient toutes sortes de médicaments dont ils remplissaient leurs tiroirs pour être sûrs de les avoir à portée de la main au cas où ils en auraient besoin. Les gens avaient besoin de se sentir en sécurité. Même si ce n’était qu’une illusion. Mme Gonzales savait de quoi elle parlait vu qu’elle passait son temps à inventer des personnages qui couraient derrière leur illusionsleurs illusions. Elle écrivait de petites nouvelles qui posaient des questions importantes qu’on préférait fuir, par confort, dans la vie réelle.
- Vous avez une bonne mine tous les deux. Spécialement toi Thérèse, tu es radieuse. On voit que les vacances en Egypte vous ont fait du bien.
- Ah ça oui. J’en avais rêvé pendant toute cette année de crasse covidienne et on est partis dès qu’on a pu. On a mis le cap sur la mer Rouge. Vous savez que Vincent adore la plongée. Et c’était un bon choix. En plus pour un prix très raisonnable. L’hébergement, le service tout était impeccable
- Tu as fait de la plongée aussi ?
- Non, moi j’ai pris des bains de soleil pour combler mon déficit en vitamine D et j’ai lu.
- Et tu te faisais servir des gin tonic par un le garçon de l’hôtel qui te dévorait des yeux- ajouta Vincent. Comme c’était aussi lui qui faisait notre chambre, il voulait impressionner Thérèse et il lui faisait chaque soir une composition sur le lit en utilisant des serviettes blanches. Les cygnes, par exemple, étaient très réussis, je l’avoue. C’est vrai, on en a bien profité. Je serais même resté encore une semaine ou deux. Mais o On est de retour dans la grisaille. Mais vous, vous n’avez pas envie de partir ? On a quelques bonnes adresses en Egypte, et on peut vous indiquer une guide vraiment formidable. Elle nous a donné de vrais cours d’histoire et de culture arabe. C’était vraiment fascinant. On a appris beaucoup de choses. Je pense que toi, Sophie avec Laurent, ça vous aurait vraiment plu.
- Sûrement mais Laurent a déjà beaucoup voyagé dans les pays arabes et moi, je ne suis pas particulièrement attirée par l’Afrique du nord, avec ce qui se passe là-bas. Je veux dire : le fondamentalisme religieux et la condition de la femme, la corruption endémique et généralement le retard civilisationnel. Je me demande comment on en est arrivés à cette décadence. Laurent, tu as une explication de ce phénomène ?
Laurent arrêta de regarder les poissons dans l’aquarium. Sophie lui reposa la question et quatre paires d’yeux le fixaient avec curiosité. Il y avait en lui quelque chose de magnétique. Même quand il se taisait, ses yeux, ses mains, ses mouvements parlaient. Les hôtes, Thérèse et Vincent étaient des amis de Sophie de longue date mais ils ne se voyaient pas souvent à quatre. Laurent les intimidait. Ils ne savaient pas trop quoi penser de lui. Parfois il était très chaleureux et sympaaimable, et en d’autres occasions il leur avait semblé plutôt cynique et arrogant. L’essentiel, c’était que Sophie soit heureuse avec lui. Du moins, elle donnait cette impression. D’autres invités étaient également venus. C’était un couple de voisins qui venait juste d’emménager dans l’immeuble d’à côté. Milos était d’origine tchèque et son épouse Carine était Belge. Ils travaillaient tous les deux dans les Institutions européennes.
– Vous voulez savoir les raisons de la décadence du monde arabe ? Eh bien pour les comprendre il faut revenir en arrière dans l’histoire. L’histoire en effet ne commence pas en 1798 avec l’expédition de Bonaparte en Egypte. Jusqu’au seizième siècle, l’Islam était la civilisation la plus ouverte, la plus créatrice sinon la plus puissante de son temps. Elle pouvait apparaître dans le domaine des arts comme dans celui des sciences comme le digne successeur du monde gréco-romain. L’Islam n’a-t-il pas permis un degré de liberté de pensée et d’expression qui conduisit beaucoup de juifs persécutés et nombre de chrétiens en dissidence, à chercher refuge en terre d’Islam ? Et puis progressivement tout a changé. Lorsque nous sommes entrés dans « notre Renaissance », le monde islamique a entamé son déclin. De la bataille de Lépante en 1571, jusqu’à l’échec des Ottomans devant Vienne en 1683, l’histoire n’a fait que confirmer un déclin relatif d’abord, absolu ensuite. Un cela a commencé par un déclin technologique d’abord. En 1453, les canons de l’empire ottoman avaient une portée plus grande que ceux de Byzance. C’était l’inverse un peu plus d’un siècle plus tard. Peut-être le mauvais tournant a-t-il été pris lorsque le monde islamique a refusé jusqu’au début du dix-huitième siècle l’introduction de l’imprimerie, deux siècles après l’Europe ?
Laurent parlait et parlait. Il était clair, convaincant et surtout extrêmement bien informé. Je me demandais comment il pouvait se souvenir de toutes ces dates, de tous ces évènements historiques, des mouvements sociaux et culturels auxquels il faisait référence dans sa réponse qui se transforma en un véritble discours et se termina en conférence. On aurait pu penser qu’il l’avait préparée d’avance. Il passait de l’histoire à la géographie, de l’économie à l’analyse socio-culturelle en terminant par l’analyse psychologique des peuples. Toute une fresque ! Un puits de connaissances. Il ne pouvait pas savoir quel sujet on allait aborder donc tout était spontané et naturel. Il avait les connaissances et aussi le don de les communiquer. Je me sentais fière, je pensais que les autres devaient être de mon avis. En voilà un type brillant ! Un véritable érudit ! Mais tout à coup je me rendis compte que son monologue, aussi brillant qu’il soit-il, était un peu déplacé. En fait, il ne laissait personne intervenir, il n’y avait pas d’échange d’idées. Juste un monologue. Il parlait « ex cathedra ». Cela pouvait irriter l’auditoire. Un seul regard suffit pour m’en convaincre. Thérèse avait l’air absent. Vincent remuait sur son fauteuil comme si quelque chose lui piquait les fesses. Le couple de voisins continuait à écouter les yeux fixés sur Laurent mais je ne savais pas si c’était parce que ça les intéressait ou juste par courtoisie. J’essayai de faire discrètement un signe à Laurent pour qu’il s’arrête. Il m’ignora et continua de parler. Alors je l’interrompis sur le ton de la plaisanterie :
-Merci Laurent, le cours est terminé. L’auditoire doit passer à table. J’ai une faim de loup. Ça sent si bon !
– Ah, excusez-moi – réagit Laurent. Vous savez je suis un passionné mais toi, ma poule- il s’adressait à moi- il vaut mieux que tu nourrisses ton esprit plutôt que tes cuisses.
– Mais qu’est-ce que tu dis ? coupa Thérèse. Notre Sophie est parfaite. Je voudrais bien avoir sa silhouette.
- Cela ne m’étonne pas – murmura Laurent.
Mon appétit avait totalement disparu. Il n’avait pas besoin de m’humilier de la sorte. Il savait que je faisais un complexe sur ma silhouette même si j’avais juste quelques kilos de trop. Quant à Thérèse, elle souffrait d’obésité. Une fois, Laurent m’a dit qu’il ne pouvait pas supporter chez elle une telle négligence par rapport à son apparence physique. Il trouvait que c’était le signe de faiblesse, de manque de caractère et même de stupidité. « Il faut de la discipline dans la vie. Il faudrait qu’elle se prenne en main » – avait-il dit. Bien sûr, pour le militaire qu’il était, cela devait en effet être tout à fait naturel de se plier à la discipline mais je ne comprenais pas pourquoi il attendait que les autres pensent et agissent comme lui.
On passa à table.
« Le Châteauneuf du pape » « coulait à flot et on parlait de tout et de n’importe quoi. Sur le monde d’après le Covid, sur la politique américaine face à la Chine, sur l’intelligence artificielle, sur les voitures électriques et sur la politique belge à laquelle Milos avait collée une étiquette. C’est « l’insoutenable légèreté du gouvernement », commentait-il en s’inspirant sans doute du titre d’un roman de Milan Kundera, son illustre compatriote. Je lui répondis que j’aimais beaucoup ce livre qui reflétait les réalités du monde communiste avant la chute du mur de Berlin. Pour moi, Kundera était un excellent écrivain et aussi un homme courageux qui s’était opposé au régime communiste et qui l’avait payé du au prix de sa liberté. Je confiai mon point de vue à Milos qui acquiesça mais Laurent afficha un sourire mi-complaisant, mi-ironique. « Ne soyons pas naïfs. Beaucoup de ces prétendus héros de l’époque communiste étaient des agents de sécurité, recrutés par le KGB ». Milos voulut réagir mais Thérèse changea subitement de sujet. « Avez-vous entendu dire qu’il y aurait un nouvel impôt en Belgique ? Notre fisc est le plus vorace de l’Europe et il n’en a jamais assez. Franchement, à quoi nous servent les politiques ? Ils ne font que remplir leurs poches et vider les nôtres ».
- T’inquiète pas Thérèse- retorqua Vincent. Après tout, on n’est pas si mal. La pandémie est derrière nous, nous sommes sains et saufs, l’Europe a survécu à toutes ces turbulences et finalement nous vivons dans le meilleur endroit du monde. Demande à tous ceux qui se bousculent pour venir vivre ici. Allez ! Buvons à notre santé !
La soirée se termina à minuit passée, dans une ambiance bon enfant.
De retour à la maisonLes invités partis, Laurent me confessa qu’il s’était ennuyé à mourir, que Thérèse et Vincent étaient tous les deux assez sympassympathiques mais malheureusement très limités. Quant à leurs voisins, il les avait trouvés complètement stupides.
Septembre 2021
Quel plaisir de se retrouver dans une salle de cinéma après une année de lock down ! Les fauteuils semblent plus confortables qu’avant, l’air conditionné moins désagréable et même la publicité parait moins pesante. Le cinéma exhale un parfum de magie, d’oubli, d’évasion et même de bonheur. J’y suis avec Laurent pour voir le film de Michel Haneke « Amour » dans le cadre de la rétrospective consacrée à Jean- Luis Trintignant. Le film date de 2012 mais au moment de sa sortie je l’ai l’avais loupé. Coïncidence : Laurent non plus ne l’a pas vu car il travaillait alors en Syrie ou au Liban, je ne sais plus. Nous, onOn s’est connu en 2016, deux ans avant qu’il ne laisse tout tomber. En attendant la projection du film, pendant que les publicités défilaient devant nos yeux et que Laurent fumait la dernière cigarette dans le foyer, j’ai été saisie par une séquence qui m’est revenue sur des images des premières années de notre relation amoureuse. Cela pourrait paraitre bizarre mais pendant longtemps j’ai ignoré où il travaillait et ce qu’il faisait. J’avais confiance en lui. Ses yeux, sa voix, ses gestes me rassuraient. Il disait qu’un jour il m’en parlerait mais qu’en attendant il était obligé de garder le secret. Il s’absentaits de temps en temps mais revenait chaque fois pour me dire que je comptais beaucoup pour lui, que j’étais la femme de sa vie et pour me faire rêver. Je l’appelais « mon James Bond ». Je me doutais qu’il travaillait pour le gouvernement, soit dans l’armée, soit dans les services secrets, mais je n’avais aucune certitude et, aà vrai dire, je ne cherchais pas trop à savoir. Un jour, il m’annonça qu’il avait démissionné de son poste et que désormais, il ferait tout autre chose. Je garde l’image de cette scène avec tous les détails : on était chez moi, il était arrivé le visage crispé, avec une barbe de deux semaines (lui qui était toujours impeccablement rasé). Une ride de lion paraissait couper son front en deux. D’une voix rauque et triste, il avait déclaré : « cette fois- ci, ils ont passé la ligne rouge. On ne peut pas manipuler les gens de cette manière. Se servir d’eux pour des fins strictement égoïstes en leur laissant croire qu’ils œuvrent pour une bonne cause ». Je lui avais donné raison et je m’étais félicitée de cette décision qui démontrait que mon Laurent était un homme de principes. Alors, il m’avait embrassée, peut-être pour m’empêcher de lui poser des trop de questions. Les questions sont malvenues quand on n’est pas prêt à y répondre. Il faut donner du temps au temps. J’avais de la patience et en plus ce n’était pas si important de tout savoir. Sa vie professionnelle ne me regardait pas. Ce qui me regardait, c’étaient ses sentiments envers moi et mon amour pour lui. J’étais folle de lui et je le suis toujoursencore. Même si c’est un peu autrement.
Laurent est de retour. Il sent le tabac mélangé avec « Eau sauvage ». Le film commence.
*****
A la sortie du cinéma
- Et alors, tu as aimé ? Je trouve que c’était un très beau film. Triste mais tellement vrai.
- Trop de longueurs, de répétitions, d’exagérations. C’est pas ma tasse de thé.
- Comment ça, Laurent ? Ce film maintient la tension du début jusqu’à la fin. Cette scène où Gérard étouffe Anne avec un coussin me donne encore la chair de poule. Il la tue par amour ou parce qu’il n’en peut plus ? Pour toi c’était un geste criminel ou humanitaire ?
- Humanitaire.
- Humanitaire. Il a écourté ses souffrances.
- Mais de cette manière ? C’est quand même très violent. Il aurait pu trouver un moyen plus doux.
- – Et toi tu aurais pu trouver un film plus amusant. Tu me fais voir un film d’il y a dix ans alors qu’il y a de très bons films à l’affiche.
- Je pensais que tu l’aimerais. C’était une rétrospective et puis c’est pasce n’est pas facile de satisfaire tes goûts. Tu détestes les comédies et tout ce qui ressemble aux productions hollywoodiennes. Pour les bons thrillers encore passe mais dans 80 % des cas tu me dis déjà dès le début comment ça va se terminer et je perds l’envie de les regarder. Les documentaires, les films historiques que tu aimes bien, on les regarde à la maison. Voilà ! Alors, qu’est-ce qui reste ? Les drames surtout centrés sur les problèmes de société. J’ai tort ?
- Non, mais cette fois-ci tu n’as pas fait le bon choix et tu m’as fait perdre mon temps. Où est ton intuition féminine ? On aurait pu passer un bon moment et tu m’infliges cette histoire, une horreur à dormir debout.
- Tu as raison. Je suis stupide. Je fais toujours les mauvais choix. Je suis nulle. C’est ce que tu essaies de me dire, n’est-ce pas ?
- Oui, c’est toi-même qui le reconnais. Mais en plus tu es hystérique. Calme-toi ! Respire !
– Tu sais parfois j’ai vraiment la sensation que tu m’étouffes psychologiquement, comme si tu voulais faire ce que Gérard a fait avec Anne.
- Sophie, arrête tes conneries !
De retour à la maison, Laurent monta sans un mot dans son bureau situé à l’étage et dormit sur le canapé.
Le lendemain matin, Sophie lui présenta ses excuses pour son mauvais choix et pour ses paroles déplacées. Elle pleura. Il lui pardonna comme un maitre qui pardonne généreusement à son serviteur. Ensuite, ils firent l’amour. Sophie se sentit entrer au paradis. Laurent était si tendre, si dévoué, si doux . Ils étaient faits l’un pour l’autre. Comment avait-elle pu douter de ses sentiments ?
*****************
Sophie à propos de Laurent
Je l’ai connu dans un bar où j’étais venue prendre un verre avec Thérèse et Vincent. Un ami de Vincent le connaissait et nous le présenta. Dès le début, il m’avait fait une forte impression. Je le trouvais beau, charmant, irrésistible mais je ne croyais pensais pas qu’il allait s’intéresser à moi. J’avais pas mal de succès auprès des hommes parmi lesquels se trouvaient quelques charmeurs qui m’attiraient beaucoup sexuellement mais c’étaient des aventures purement « épidermiques » sans perspective et limitées dans le temps. AÀ côté de cette catégorie, il y avait aussi quelques petits amis qui se succédaient même si je ne cherchais pas à tout prix à rompre ma solitude. Certains m’inspiraient de la tendresse ou de l’affection, mais je ressentais rarement quelque chose de plus. Au fond, je leur trouvais toujours une faiblesse ou un défaut quiu’aussi ridicule qu’il soit, freinait efficacement mes élans : Arthur avait les mains moites, ce que je ne supportais pas, Cédric était beau et sensible mais la plupart de temps, il restait accroché aux jeux vidéo, ce qui me semblait enfantin et même dangereux à la longue. Quant à Romain – par opposition à Cédric, il était ouvert au monde, s’intéressait à tout, genre aventurier. Voilà le profil qui me convenait, mais il y avait un problème : son physique. Il était horriblement laid. Ce n’était pas la question à cause des traits de son visage qui séparément étaient même assez chouettesagréables : le nez était droit et pas trop grand, les yeux bleu clair contrastaient avec les cheveux foncés, le sourire était sympasympathique. M mais le problème de ce visage venait du manque d’harmonie entre tous ces éléments qui le constituaient. En le regardant, on avait l’impression qu’il avait subi un accident au cours duquel tout avait été méchamment déplacé et aplati. Bien entendu on pourrait peut-être arranger tout cela avec la chirurgie esthétique mais Romain ne l’envisageait pas car lui-même se trouvait très beau. Au lit, c’était un véritable virtuose et les nuits étaient magiques mais le réveil l’était déjà moins, à tel point que je décidai de le quitter. Après Romain, j’étais sortie pendant quelques mois avec Olivier, un brave type mais sans caractère. Il acceptait tout ce que je disais et n’avaits son propre avis sur rien. Il se couchait devant son chef, il avait peur de contredire sa mère. Je le trouvais mou, peu viril et trop influençable. Je rompis proposant qu’on reste amis.
L’apparition de Laurent dans ma vie marqua une nette rupture avec mon passé amoureux. Pour la première fois, je faisais la connaissance de quelqu’un qui était admiré de tous, un homme charmant, célibataire et prêt à s’investir dans notre relation, selon ses propres mots. Il m’impressionna par son érudition et aussi par ses capacités manuelles. Il savait tout faire : réparer la chaudière tombée en panne, mettre un nouveau papier peint dans le bureau et même grimper sur le toit pour trouver l’origine de la fuite dans la salle de bains. Pour citer juste quelques exemples ! Et puis, il se montra tendre, chaleureux, équilibré. Il me répétait que j’étais unique, qu’il était tombé amoureux, que j’étais devenue une partie de lui-même, sa raison de vivre, bref, que je l’avais séduit pour la vie…
Sur sa vie professionnelle, au début, je savais très peu de choses, pratiquement rien. Finalement, il m’avoua qu’il était dans les services secrets, dans une unité opérationnelle et que leur objectif, c’était d’identifier les menaces qui pèsent sur le pays pour défendre sa sécurité et celle des Belges.
- Mais comment vous faites pour réunir ces informations ? Ça doit être sacrément difficile et dangereux non ? – Je lui avais demandé, intriguée.
- Oui, il y a des risques, mais on apprend à les minimiser avec l’expérience. Le moyen le plus efficace, c’est de s’infiltrer dans un groupe ciblé. Je l’ai fait, il y a quelques années, pour surveiller les djihadistes de retour en Belgique, puis pour explorer le courant madkhaliste au sein du salafisme, un courant qui présente une forte croissance en Belgique et qui continue à être une vraie menace pour notre démocratie.
- C’est extraordinaire ! Tu es mon héros. Mais je ne comprends toujours pas comment on peut infiltrer les malfaiteurs. Ils ne sont pas idiots, ils prennent leurs précautions.
- Il y a plusieurs manières – on étudie tout au cas par cas. Parfois il suffit de se convertir en garçon de café dans un bar où ils ont l’habitude de se réunir. La connaissance de la langue est essentielle. Il m’est arrivé aussi, surtout au début, d’aller détruire un nid des guêpes sous toiture d’une mosquée ou de la résidence d’une personnalité suspecte. Quelques minutes suffisaient pour se débarrasser des guêpes qu’on avait invitées à venir faire un nid et à la place, on installait des micros. Voilà, ça suffit. Tu n’as qu’à lire tous ces bouquins à la mode qui prolifèrent ces temps-ci ».
Je l’adorais, mon Laurent, et je l’admirais chaque jour un peu plus.
Les samedis, d’habitude il allait jouer au tennis ou il allait s’entrainer au club de tir à Binche avec son meilleur ami Jacky. Ils se connaissaient depuis des années. Ils avaient fait ensemble l’académie militaire et je supposais qu’ils avaient été recrutés tous les deux pour ce travail que j’appelais « la mission ». Jacky était sympa, souriant et beaucoup plus direct que Laurent. Ils partageaient les mêmes hobbies dont la passion pour les armes à feu, et ils s’entendaient à merveille. Ils s’enfermaient pendant de longues heures dans le bureau que Laurent avait aménagé à l’étage en le dotant d’une imposante porte blindée comme s’il gardait un trésor dans cette pièce. Interrogé, il me répondit qu’en effet il y avait placé des documents importants et sa petite collection d’armes. Donc il était normal de prendre des précautions afin de prévenir un vol éventuel.
Un jour, Jacky était venu accompagné d’un autre homme qui s’appelait Yves et que je n’avais jamais vu auparavant. Il était taciturne et bizarre mais il était beau. Comme Laurent s’était absenté quelques minutes pour aller chercher des cigarettes, j’avais fait entrer les deux hommes et je leur avais servi un café. Je venais juste de rentrer de chez le coiffeur et je me préparais à aller chez Catherine pour l’anniversaire de sa fille dont j’étais la marraine. J’avais mis une robe rouge avec un décolleté qui plaisait bien à Laurent. Quand je sortis, Jacky me fit la bise comme d’habitude et son ami fit de même. Ils se rendirent tous les trois au club de tir. Quand je rentrai le soir, Laurent me fit sa première scène de jalousie. Il me couvrit d’invectives parce que j’avais mis une robe provocante et que j’avais accepté un bisou d’Yves sur la joue.
« Il t’a plu hein ? Tu aurais envie qu’il te baise non ? T’es une vraie salope.» !
Je ne savais pas quoi faire, ni comment m’expliquer. C’était complètement dingue, absurde que de penser que je pourrais être intéressée par son ami etami et encore plus dingue de le draguer chez nous.
Laurent était dans tous ses états. Lui qui était d’habitude si calme et maître de ses émotions, il était sorti de ses gonds. Je suis allée m’enfermer dans la chambre à coucher. Je me sentais blessée, humiliée et seule.
Le lendemain matin Laurent me fit des excuses et il avait préparé, pour se faire pardonner et me faire plaisir, des pancakes avec de la confiture de framboises.
Je dois admettre qu’il savait bien cuisiner. Son plat phare c’était le filet de volaille farci de foie gras, algues Nori et crème panais. Un vrai délice !
****
Les fêtes de Noel approchaient. Ma sœur Chris venait de se séparer de son mari dont l’affection pour l’alcool détruisait avait détruit peu à peu leur vie commune. Cela avait fini par tourner à la haine et au mépris réciproque. Chris avait perdu son seul fils suite à une collision de trains. L’accident était survenu à cause d’une erreur humaine, mort d’autant plus tragique et gratuite. Je lui proposai de venir chez nous pour les fêtes pour qu’elle ne reste pas seule. J’étais sûre que Laurent n’y verrait pas d’inconvénient. Je l’avertis juste quelques jours plus tôt.
– Désolé, mais ce n’est pas possible
– Comment ça ? C’est ma sœur. La seule famille qui me reste et elle a besoin d’être épaulée, tu comprends.
– Bien sûr que je comprends mais j’ai déjà prévu autre chose. C’est une surprise. J’ai réservé des vacances à Tenerife et c’est là qu’on va aller passer les fêtes. AÀ deux, en amoureux. C’est mon cadeau de Noël. AÀ l’hôtel Botanique, une perle !
– Oui mais…
– Pas de mais. Christine a plein d’amis. Elle va se débrouiller pour ne pas rester seule. Tu peux la féliciter de ma part pour avoir enfin laissé cet ivrogne de Jean. Il était temps !
– Et elle ne pourrait pas se joindre à nous pour aller à Tenerife. Ça lui ferait du bien.
– Pour nous empoisonner les fêtes ? Non, merci. Elle a un sale caractère, tu le sais bien. Rappelle-toi comment elle te traitait à la maison, pendant votre enfance. Je suis sûre qu’elle t’en voulait parce que tu étais plus belle qu’elle, plus douée et que tu as fait de belles études. Et puis elle te jalousait d’avoir une vie normale et d’avoir trouvé un homme idéal, c’est-à-dire moi … qui t’aime à la folie. Les iles Canaries nous attendent, Sophie. On part au soleil et n’en parlons plus !
Laurent à propos de Sophie
Ce qui m’a le plus attirée chez elle, c’est sa féminité, sa bouche sensuelle avec ses lèvres joliment dessinées, la manière dont elle se déplaçait sans faire de bruit, et même ses petites maladresses. J’aimais regarder ses yeux foncés qui me fuyaient au début comme si elle avait un peu peur de moi ou comme si je l’intimidais. Elle était réservée, peu bavarde, plutôt aà l’écoute, observatrice. J’ai vu tout de suite qu’elle manquait d’assurance, qu’elle doutait d’elle-même. Pourtant objectivement, elle était bien plus belle que ses copines qui essayaient par tous les moyens d’attirer mon attention. Sophie était aussi assez raffinée dans ses goûts, ce qui se voyait dans la manière de s’habiller. Je crois qu’elle ne s’attendait pas à ce que je lui fasse la cour. Eh bien, les choses sont allées assez vite. J’étais ravi de découvrir qu’elle aimait le sexe et qu’on s’entendait si bien. Le matin, elle avait l’air toute fraîche et ses cheveux sentaient bon les huiles essentielles qu’elle mettait sur l’oreiller. Je la trouvais très jolie même sans maquillage surtout quand elle souriait.
Je voyais qu’elle brûlait d’envie de savoir ce que je faisais, où et avec qui je travaillais mais elle n’insistait pas en attendant que je décide de lui en parler. J’ai apprécié cette délicatesse, toutefois il y avait des choses que je ne pouvais pas lui dire même si j’étais sûr qu’elle garderait le secret.
Le psychisme de « l’homo sapiens » est plein de sombres couloirs d’où sortent parfois des démons qui le prennent en otage. La vigilance permanente – c’est une des règles fondamentales dans un métier comme le mien. Ne se fier à personne, envisager tous les scénarios avant que la situation soit tout à fait claire, garder son sang-froid, maitriser ses nerfs. Sortir de ses gonds est un signe de faiblesse. Parfois on se croit fort mais on se trompe sur soi même jusqu’à ce que la vie, un incident, un hasard, une coïncidence parfois tout à fait fortuite nous renvoient une image vraie. Dans mon adolescence, j’avais peu de certitude mais au moins une chose était sûre : je voulais servir dans l’armée et avoir le pouvoir. Mon rêve était de devenir le colonel et d’être aux commandes. J’avais besoin de l’illusion de posséder un certain pouvoir sur quelqu’un pour avancer dans mes projets… Mon quotient intellectuel étant très élevé, j’apprenais très vite. En outre j’étais fort, sportif, j’aimais les défis et surtout j’avais un puissant mobile : l’ambition de devenir quelqu’un par mes propres moyens, démontrer à mon père, qui ne croyait pas en moi, que j’étais parfaitement capable d’organiser ma vie et de construire une belle carrière et, d’obtenir un le succès que lui n’avait pas connu. D’abord, il fallait que je me guérisse des complexes dont on m’avait nourri à la maison : bête comme Laurent, maladroit comme Laurent etc. J’ai eu une enfance triste et solitaire, dans une petite ville de province, entre un père toujours absent et une mère toujours souffrante, qui n’a jamais été aimée et qui ne savait pas aimer. La vie m’a récompensé assez vite. J’ai terminé brillamment l’académie militaire et j’ai grimpé les échelons grâce à mon travail et à mes efforts constants. J’ai été rapidement promu et puis on m’a recruté pour un service prestigieux mais exigeant. Il fallait que j’apprenne en permanence à ne pas baisser la garde, à anticiper et en même temps à essayer de vivre normalement, à ne pas attirer l’attention, à avoir une vie de famille. C’était ça le plus difficile. J’ai fait quelques tentatives avec différentes femmes ,mais ça n’a pas jamais marché. En partie parce que je signalais dès le début que je ne voulais pas avoir d’enfants. Je me rendais compte qu’ils pourraient devenir une cible, un objet de chantage au cas où je serais arrêté ou forcé de parler. Je naviguais entre des pays en guerre, je côtoyais les grands patrons du pétrole et leurs gorilles prêts à tuer sur demande, je m’infiltrais dans les groupes mafieux, je prenais le risque chaque matin d’être identifié. Le monde d’aujourd’hui est trop dangereux, trop imprévisible pour fonder une famille avec des enfants. Il vaut mieux s’occuper de ceux qui sont déjà nés et leur offrir un peu de sécurité et de bonheur. Sophie semblait partager mon point de vue ou du moins cela ne la dérangeait pas. Elle cherchait clairement à être aimée, protégée, valorisée. En outre, elle était très sensible et facilement influençable. Son plus grand défaut c’était son manque d’ambition. Parmi ses qualités, j’appréciais surtout qu’elle soit intègre et prévisible. Parfois elle se mettait en colère et alors elle devenait désagréable, même hystérique, mais cela passait vite. Elle n’était pas rancunière. Elle aimait l’ordre, avec elle, il fallait que les choses soient sur à leur place. Cela aussi me convenait. Je n’aime pas le chaos autour de moi.
L’inconnu
Il passa à la pharmacie pour acheter une crème antiallergique de la Roche Posay pour le visage, puis il revint pour du dentifrice et de l’eau oxygénée. Enfin, on le revit encore le lendemain pour acheter du gel douche et de la vitamine D. AÀ vrai dire je ne l’avais pas remarqué. Grand, svelte avec des lunettes sombres qui cachaient ses yeux ,yeux, il portait une veste en cuir noir agrémentée d’une belle écharpe en cachemire à carreaux orange. Il parlait lentement, à voix basse et ne se distinguait pas des autres clients qu’on voyait tous les jours. Je veux dire que je ne remarquai rien de spécial sauf peut-être qu’il portait une barbe. De ce fait, il était difficile de deviner son âge. Je le servis une ou deux fois mais c’est Catherine qui commença à parler avec lui et même plus, à faire plus amplement sa connaissance. Elle m’informa par la suite qu’il était professeur de sociologie à l’université de Milan, en visite chez sa sœur qui habitait dans le coin. AÀ la fin, elle m’annonça : « Tu lui plais Sophie. Il vient ici pour toi ! ».
- Dis-lui stp s’il te plait, que je suis mariée, que mon mari est fou jaloux et qu’il est champion de tir d’arme à feu. Cela devrait suffire ».
En effet même si cet intérêt avoué pour ma personne devant ma collègue caressait un peu ma vanité, honnêtement je préférais éviter les malentendus. Je ne cherchais pas d’aventures, j’étais prise et amoureuse. Comment osait-il insinuer quoi que ce soit à Catherine à mon sujet ?
En le voyant entrer le lendemain, je me retirai dans le bureau. Je suis la patronne donc je fais ce que bon me semble. Sur la table, il y avait un vase avec des tulipes de toutes les couleurs, jaunes, rouges, orange. Elles étaient belles et animaient cette pièce où s’entassaient les papiers, les factures, les commandes et tout l’ennui administratif concernant la gestion de la pharmacie. J’aime bien les tulipes. C’était sans doute le stagiaire, un jeune qui allait bientôt terminer son stage. Il m’avait offert les fleurs pour me remercier. Je suis allée lui parler mais Jérôme (le stagiaire), un peu embarrassé, démentit aussitôt directement être l’auteur de ce cadeau fleuri. Catherine m’éclaira : Les tulipes viennent du barbu. Il les a apportées ce matin et m’a demandé de les déposer dans le bureau. J’avais oublié de te le dire ».
Enfin, qu’est-ce qu’il croyait ce type ? Comment il avaita-t-il su que les tulipes étaient mes fleurs préférées ? J’étais à la fois surprise et contrariée. Je décidai de lui rendre ses tulipes en l’envoyant au diable , mais le barbu nt ne revint pas. Il avait disparu. Je pensai donc qu’il avait voulu nous dire au revoir et je gardai les tulipes au nom de toute l’équipe.
Au début du mois de juin, Laurent me dit qu’il allait partir en voyage de service aux EmiratsÉmirats et qu’il reviendrait au bout d’une semaine, maximum dix jours. Comme d’habitude, il fit lui-même sa valise et accepta que je l’accompagne à l’aéroport mais je ne rentrai pas àsans rentrer à l’intérieur car l’embarquement allait commencer et il fallait qu’il se dépêche.
Le lendemain du départ de Laurent, le barbu réapparut. Cette fois ci, il me demanda directement s’il pouvait m’invitaerit à prendre un verre car il avait à me parler. – Mais de quoi voulez-vous me parler ? Je ne vous connais pas. Je ne cherche pas d’aventure. Vous perdriez votre temps.
Le barbu insista : « Cela prendra quelques minutes seulement. Je ne veux pas vous draguer, bien que, j’avoue, vous soyez charmante. C’est tout à fait un autre sujet »
Je cédai. On s’installa dans le bar d’à côté sur des chaises hautes placées dans le fond.
- Je vous écoute.
- Eh bien, votre mari vous trompe avec ma femme. C’est un sacré salaud. Il vous a dit qu’il partait à l’étranger pour le boulot mais la vérité, c’est qu’il est allé rejoindre ma femme à Milan. Je vous dis que c’est un grand menteur et un manipulateur. Il vous raconte des salades sur des missions spéciales dans le service des renseignements mais ce n’est qu’un misérable employé au Ministère de la défense. Un garçon à tout faire, à cirer les bottes des généraux. Mais enfin, c’est son affaire. Moi, je voulais vous dire qu’il courait un danger de mort parce que moi, j’ai envie de le tuer. Si vous avertissez la police, ce sera chose faite. La seule solution si vous voulez éviter le drame, c’est de me procurer le dossier qu’il garde dans son bureau, et qui concerne l’entreprise SINOPEC, une compagnie pétrolière chinoise. Il l’a infiltrée récemment. J’ai besoin de ces informations. Je les vendrai cher, très cher et je pourrai alors commencer une nouvelle vie sans ma salope de femme, quelque part en Asie du sud. L’Europe est en pleine décadence. Le futur appartient à la Chine et à ses satellites. Mais ça c’est un autre sujet. Est-ce que vous avez bien compris ? Vous n’avez pas beaucoup de temps. Vous devez le faire pendant son absence.
- Non mais, qu’est-ce que vous dites ? Je ne peux pas le croire. C’est insensé. Vous êtes un fou ou un imposteur. Vous vous moquez de moi ?
- C’est votre Laurent qui se moque de nous deux. C’est un cynique. Il est maintenant en train de faire l’amour à ma femme et de se saouler avec mon vin. Je sais tout sur lui et sur vous. Je connais vos goûts, vos projets, vos pensées. Je sais que lui, il met du gingembre dans le son café et que vous, vous raffolez du gâteau au fromage. Je sais que vous avez pris du poids le mois passé et que lui, par contre, il a perdu 500 grammes. Je sais tout. C’est un jeu d’enfant que d’entrer dans votre ordinateur et puis j’ai mis des micros partout. Femme d’espion, vous auriez dû être préparée à une telle éventualité. J’avoue que j’ai été aidé par les Chinois. Ils ont une grande expérience. Vous savez que chaque citoyen chinois est surveillé par une caméra intelligente dotée de la reconnaissance faciale. Un vrai exploit technologique ! En fait ce sont eux mes patrons qui et ils sont intéressés par le dossier que détient votre mari. Il en aura certainement fait une copie, ne vous inquiétez pas. Vous lui sauvez la peau grâce aà mon offre généreuse et unique. Je vous préviens. Discrétion totale. Si vous appelez ou si vous essayez de vous servir de l’ordinateur, je le saurai dans l’instant et je me vengerai sur vous et sur votre mari. AÀ Milan, je connais quelqu’un qui pourra s’en charger pour 300 euros. Un vrai professionnel.
Je vous donne rendez-vous demain à 18h30 après la fermeture de la pharmacie. Vous avez le choix : les papiers ou un cadavre. Je vous surveille, donc n’essayez pas de tricher. N’oubliez pas que je connais votre maison par cœur. Son bureau à l’étage avec la porte blindée et sa collection d’es armes. Le dossier qui m’intéresse est dans le premier tiroir à gauche. Ensuite, je vous promets que je vais disparaitre de votre vie à tout jamais. Et vous, vous faites comme vous voulez avec votre mari. Vous pouvez lui pardonner ou le quitter. AÀ votre place, je n’hésiterais pas une seconde, je choisirais la deuxième solution. Il est irrécupérable et narcissique. Dans son bureau, il a accroché son portrait au mur, pas le vôtre. Cela ne vous parait pas bizarre ? Ma femme est aussi un peu narcissique, mais surement pas à ce point-là. En fait, vous et moi, on est tous les deux leurs victimes.
On ne peut pas décrire ce que Sophie ressentit tant le choc avait été brutal. Son monde s’écroula en quelques minutes et la couvrit de boue et de terre au point qu’elle en perdit la respiration. Elle ressentit une intense douleur dans la poitrine et resta comme paralysée, clouée sur la ridicule chaise haute, pendant encore un bon moment après la disparition du barbu qui avait délicatement refermé la porte derrière lui. Était-elle ce dans la réalité ou vivait-elle un fantasme cauchemard ,? pProduit de son imagination un peu maladive comme disait Lauren ?t. Il est vrai qu’elle se sentait très angoissée quand elle était seule, quand Laurent n’était pas à ses côtés. « Est-ce possible qu’il me trompe avec une autre femme ? Je l’aurais senti puisqu’en apparence du moins, tout s’était passé comme d’habitude avant son départ. Encore que, tout bien pensé, Laurent avait semblé un peu plus distant ces dernières semaines.
– Peut-être que je l’ennuieyais et qu’il cherche deait nouvelles émotions. Je ne veux pas l’admettre mais c’est possible. Qu’est-ce qu’il y a dans ce dossier qui vaut tant d’argent ? Après tout ce n’est qu’une chose matérielle. Quel rapport avec la vie d’un homme ? Même s’il m’a trahi, il ne mérite pas pour autant d’être exécuté. Mais quand même, il m’a menti et il m’a manipulée. Il y avait dans quelque chose de louche dans son regard quand on s’est quittés à l’aéroport. Je pourrais vérifier s’il est vraiment parti à Milan. Il suffit de regarder les vols sur internet. Mais le barbu me l’a interdit et il me surveille. Je sens que ses yeux sont partout. Je n’y échapperai pas. »
De retour à la maison, Sophie avala un calmant et se coucha sans pouvoir s’endormir. Au petit matin, elle prit sa décision. Elle alla dans le bureau de Laurent qui, à sa surprise n’était pas fermé à clé. Elle trouva sans problème le dossier dont le barbu avait parlé et le mit dans son sac.
Deux jours plus tard
Quand Sophie entra dans la maison après avoir remarqué que quelqu’un avait allumé la lumière, elle découvrit Laurent assis dans le salon, les pieds sur sa valise. Il avait l’air décontracté et plutôt satisfait comme s’il voulait dire « je savais ». Il ne bougea pas pour lui faire la bise comme il le faisait d’habitude.
– Laurent, je suis heureuse que tu sois rentré plus tôt. Tu ne peux pas savoir ce qui m’est arrivé.
– Je sais.
-Comment ça ?
-Regarde ! Il montra du doigt la chaise à côté de la fenêtre. Il y avait déposé la veste en cuir noir, l’écharpe orange à carreaux, les lunettes aux verres sombres.
– Tu veux dire que …
– Oui, le barbu c’est moi ou plutôt, moi c’est le barbu.
-Non, dis-moi que ce n’est pas vrai !
-Si, c’est vrai. Alors tu n’as pas hésité à voler mon dossier pour le donner aux Chinois. Tu sais que certains documents valent plus que les personnes ?
– Justement, je ne veux pas le savoir. C’est le monde à l’envers. Tu veux dire que c’était une mise en scène pour me prouver que j’étais nulle ou pour me rendre folle ? Qu’est-ce que je t’avais t’ai fait pour mériter cela ?
-Rien. Calme-toi. Je n’aime pas ce ton hystérique. Tu te laisses toujours emporter par tes émotions et alors tu n’es plus capable de penser d’une de manière rationnelle. Comment tu as pu croire ce type que tu voyais pour la première fois et qui t’a dit des choses infâmes sur ton mari ? C’est ce que tu pensais de moi ? C’est la confiance que tu as en moi ?
– Mais cette histoire pouvait être possible. Toi-même, tu répètes qu’on ne peut être sûr de rien et que l’homme se comporte dans certaines situations comme un animal. Tu n’avais pas de droit de me faire ça. Tu m’as manipulée, tu m’as stressée au maximum, tu m’as fait souffrir. Gratuitement. Tu ne le vois pas ?
– N’exagère pas. Tu es plus forte que tu ne le crois. Et puis c’était un test. On m’en a fait subir plusieurs fois avant de me confier des missions. D’ailleurs tu voulais savoir ce que je faisais, imaginer ton James Bond en action. Le voilà ! Dissimuler le mieux possible, gagner la confiance, faire peur ou faire pitié, marquer le terrain, fixer l’objectif. Tu n’aurais pas passé le test le plus élémentaire. C’est peut-être bien d’avoir de l’intelligence mais il faut savoir s’en servir. Je t’avais laissé plein de pistes mais tu les as toutes négligées. La seule chose positive, c’est que tu avais décidé de me sauver malgré ma trahison présumée.
Pour le reste, admets que c’était bien joué de ma part !
****
Hallucinant. Après ce qu’il lui avait fait il s’attendait encore à ce qu’elle l’applaudisse. Il faut bien dire qu’elle l’avait habitué aux félicitations en le couvrant d’éloges chaque fois qu’il réussissait la moindre chose. Sophie voyait bien qu’il en était avide, que cela lui faisait énormément plaisir, donc elle lui dispensait généreusement les compliments sans trop y réfléchir, comme on distribue des bonbons à l’enfant pour le récompenser de sa bonne conduite. Cela peut d’ailleurs créer une addiction au sucre. Laurent, lui, souffrait d’addiction aux louanges et plus encore aux signes d’admiration. A un certain moment, Sophie avait fini par le réaliser. Cet hymne à la gloire permanent avait fini par la fatiguer, d’autant qu’il n’était pas toujours aussi justifié que Laurent le croyait. Sophie avait commencé à enregistrer ses défauts qu’il ne prenait même pas la peine de dissimuler. Comme par exemple le manque criant de tolérance et d’empathie envers les gens qu’il considérait toujours intellectuellement inférieurs à lui.
Finalement, Elle trouva que les propos du barbu -Laurent sur Laurent lui-même se révélaient très justes. Une autocritique si lucide qu’on pourrait croire que deux personnages habitaient le même corps. L’avers L’endroit et le revers de la médaille !
Sophie décida de déménager temporairement chez sa sœur.
Vases communicants (ou Epilogue)
Plus le temps passait, plus je réalisais à quel point Laurent me manquait. Peu à peu, j’éliminais de ma mémoire les mauvais souvenirs et je ne gardais que les moments de bonheur . Il m’appelait tous les jours, demandant de mes nouvelles et insistant pour que je revienne à la maison. Je décidai de reconsidérer la question. Je pourrais peut-être revenir mais à certaines conditions. Un évènement imprévu bouscula mon plan. C’était un samedi soir. Jacky m’appela pour me dire que Laurent venait de faire un infarctus cérébral au club de tir . Il précisa que le diagnostic n’était pas encore vraiment posé, que Laurent était l’hôpital dans un état grave mais stable. Il ajouta que ces dernier temps Laurent lui avait paru très distrait et triste et que les circonstances de son accident ne sont pas tout aà fait claires. Je courus à l’hôpital.
- Madame Lenard, votre mari a fait un accident vasculaire cérébral (AVC) avec une lésion importante, responsable de son handicap actuel. Il va s’en sortir mais la convalescence sera longue et difficile . Icar il pourra récupérer de lasa mobilité seulement peu à peu, au fur et à mesure que son état neuropsychologique s’améliorera. Dans un cas comme le sien, la médecine a des limites et chaque cas est diffèrent. Votre mari a plusieurs fois évoqué votre nom. Il aura besoin de votre présence, de votre tendresse et de votre patience. Je comprends que vous êtres très proches l’un de l’autre. Or, c’est maintenant qu’il a précisément besoin de votre amour. Faites le lui sentir. Il y puisera la force et l’envie de vivre, ce qui est essentiel pour favoriser sa réadaptation.
Un mois plus tard Laurent sortit de l’hôpital et moi, je revins à la maison pour m’occuper de lui. Je changeai la décoration en arrangeant toutes les pièces à mon goût et j’achetai un magnifique tableau que j’accrochai à la place du portrait de Laurent, ce qu’il approuva sans problème. Il devait réapprendre à marcher et à parler. J’avais l’impression que sa propre souffrance l’avait rendu plus sensible aux souffrances des autres et qu’il était devenu plus humble. Maintenant il dépend de moi autant que je dépends de lui.
On est comme des vases communicants, unis et condamnés à rester attachés l’un à l’autre.
Joanna Jarecka
20.03.2021